PLACE SAINT-EUSEBE  

Voilà une des places les mieux situées de la ville, et sur laquelle je m’étonne de ne voir s’élever ni statue, ni autre monument. Le calme qui y règne serait digne du séjour de l’effigie d’un savant ou d’un grand personnage religieux. Elle n’offre plus, il est vrai, l’énorme marronnier que nos pères et nous aussi avons longtemps admiré dans la cour de la pension Gaulon, et qui étendait ses branches fort loin et y donnait asile à des légions de moineaux. — Il avait 458 ans quand on l’a abattu.

L’église Saint-Eusèbe, d’un extérieur assez pauvre comme toutes les églises ordinaires du XIIe au XIIIe siècle, borde tout le côté sud de la place. Le vaisseau s’est trouvé peu à peu, par la suite des temps, enterré à plusieurs pieds au-dessous du niveau du pavé. Ce mouvement d’exhaussement, que nous retrouvons ailleurs et dans la Cité surtout; est frappant à Saint-Eusèbe et devient pour l’église une cause de ruine. On a essayé d’y remédier en abaissant le sol de la place. La reconstruction faite en 1852, par M. Bernard, curé de la paroisse, du bas-côté nord dans un style ogival assez médiocre du XVe siècle, a sensiblement changé l’aspect du vaisseau, qui présente des contrastes marqués dans ses diverses parties. Au-dessus de cette basse nef s’élève la vieille et haute nef du XIIe siècle, puis le chœur et le chevet qui sont de style renaissance et cachent, au milieu de leurs pilastres, une antique et curieuse tour de transition romano-ogivale.

Saint Eusèbe, évêque de Verceil, fut choisi pour patron de la basilique par saint Pallade, évêque d’Auxerre, lorsqu’il fonda, vers l’an 640, un monastère sur le lieu que nous examinons. Cet établissement, qui était alors en pleine campagne, fut entouré de murs. L’abside de l’église fut décorée d’une voûte en mosaïque. L’un des évêques d’Auxerre, des plus marquants de cette époque et qui y fut inhumé, est Tétrice, qui mourut assassiné par l’archidiacre Rainfroy. La légende attribuait au banc sur lequel il périt la singulière vertu de guérir du mal de dents.

L’abbaye Saint-Eusèbe, qui avait passé entre les mains des laïques sous Charles-Martel, fut recouvrée par l’évêque Maurin, en 780. A cette époque les moines furent remplacés par des chanoines qui avaient pour abbé un chanoine du chapitre de la cathédrale. Les dignitaires de cet illustre corps choisirent alors le cimetière de Saint-Eusèbe pour leur dernière demeure. Maximilien Quantin vu, dans les ruines des cloîtres qui étaient de style roman et touchaient au bas-côté sud du chœur de l’église, des inscriptions lapidaires du XIIe siècle et qui appartenaient à plusieurs de ces chanoines.

Après avoir été presque détruite par un incendie sous l’évêque Hérifrid (887), l’abbaye fut restaurée en 1051, par G. de Champalleman qui y rétablit des chanoines avec un abbé à leur tête. L’évèque Humbaud supprima ces prêtres en 1100 et les remplaça par d’autres chanoines tirés de Saint-Laurent de Cosne et mit à leur tête un prieur. Cet ordre de choses dura jusqu’en 1634, temps où les chanoines de Sainte-Geneviève de Paris furent appelés à remplacer leurs vieux confrères de Saint-Laurent (Lebeuf, Histoire d’Auxerre, t. I.). — Ces religieux de Sainte-Geneviève portaient pour habit une soutane de serge blanche avec un collet fort large et un rochet de toile, et hors du couvent un manteau noir.

L’église Saint-Eusèbe a servi pendant longtemps aux bourgeois d’Auxerre pour divers services municipaux. Dans sa tour ils avaient leur horloge; au sommet du clocher le guetteur avait sa niche, et de ce point déjà élevé naturellement et à près de 38 mètres du sol il dominait au loin la campagne et signalait, au moyen âge, l’approche des ennemis en sonnant la cloche d’alarme (Au XVIIe siècle on plaçait encore, le guetteur sur cette tour). Une autre partie de l’église servait à garder les archives de la ville et des Grandes- Charités, et l’on payait au prieur 40 sous par an pour cette garde. Cet usage dura jusqu’au milieu du XVIe siècle (Lebeuf et Comptes de l’Hôtel-Dieu).

Au XVe siècle, le prieur de Saint-Eusèbe avait dans sa paroisse la moitié des censives qui lui avaient été données en 1209 par le comte Pierre de Courtenay (Archives de I’Yonne. Prieuré de Saint-Eusèbe), et l’évêque avait l’autre moitié. Ces censives se payaient sous la grande porte de l’église et étaient un impôt sur les biens-fonds.

La restauration de l’abbaye par l’évêque Humbaud, vers 1100, a dû être le point de départ des travaux du monument dont il nous reste une curieuse tour. Cet édifice est à quatre étages d’arcades alternativement ogivales et plein-cintre, et, ce qu’il y a de particulier, c’est que les baies ogivales occupent l’étage inférieur. L’étage de ces dernières baies est orné de pénétrations en demi-cercle qui leur donnent un air tout oriental. La décoration générale de la tour est romane, et la rusticité des moulures, des perles et des dents de scie qui bordent les arcades et les chapiteaux, est l’indice d’un art sculptural peu avancé. Le couronnement de la tour est de meilleur goût et il y règne une draperie de pierre figurant des arcades romanes prolongées. La flèche est octogone et en pierre ; au XIVe siècle on y a percé plusieurs ouvertures.

La restauration de cette tour, dont la solidité était compromise, était depuis longtemps l’objet des préoccupations du curé de la paroisse, M. Bernard, qui avait consacré depuis 25 ans tous ses efforts au rétablissement du vaisseau de son église, bien dévasté par le temps et les hommes.

Après divers incidents administratifs dont le récit offrirait peu d’intérêt aujourd’hui, on est enfin arrivé, en 1868, à l’exécution des travaux de consolidation de l’édifice sur le projet dressé par M. Lefort, architecte à Sens, et approuvé par le comité des monuments historiques. Les travaux ont été exécutés par M. Fouché, soumissionnaire, qui a depuis longtemps la confiance du ministère des Beaux-Arts pour de semblables restaurations. Les précautions les plus énergiques ont été prises, et la tour a été étayée et suspendue en l’air pendant qu’on remontait les qua­tre piliers qui la supportent. Le succès a répondu à l’espérance qu’on avait conçue, et la tour est assise à présent sur des bases solides qui remplacent les anciennes maçonneries délitées par le feu et ébranlées par les reconstructions du XVIe siècle. On a aussi supprimé un contrefort du XVIe siècle qui, en masquant la tour, empêchait d’en voir tout l’aspect original.

L’intérieur de l’église vaut mieux que ne l’annonce son aspect extérieur. Ses trois nefs à voûtes et travées ogivales sont bien assises, et accusent ce genre d’architecture de transition où le gothique n’a pas encore dépouillé l’air de force mais de lourdeur du roman. La galerie qui est au-dessus du portail est, comme cette partie, de style ogival du XIIIe siècle. Disons bien vite que la restauration intelligente qu’a reçue le vaisseau de la part de son zélé pasteur, feu M. Bernard, lui a rendu toute sa grâce et son air de jeunesse. Tout le monde se rappelle encore avoir vu les piliers mutilés, coupés à différentes hauteurs, vandalisme qui, par parenthèse, avait été commis par les fabriciens, au dernier siècle, pour gagner de la place (Voyez le marché aux Archives de l’Yonne). Le rétablissement des colonnes a rendu aux nefs leurs lignes harmonieuses, et la ville d’Auxerre peut espérer conserver longtemps encore ce monument qui, il y a vingt ans, était menacé d’une ruine prochaine, et qui avait été condamné à être démoli à l’époque de la Révolution. Le chœur et le sanctuaire de Saint-Eusèbe ont été rétablis au XVIe siècle à la place du vieil édifice de l’évêque Humbaud. On se trouve ici dans la transition du gothique au grec. Des colonnes de style renaissance supportent. des travées ogives au-dessus desquelles s’élève une colonnade d’ordre composite. On lit cette inscription sur un pilier de droite de la belle chapelle qui est derrière le sanctuaire et au fond de l’abside

Au mois de may que l’on compta

1500 aveque trente,

Ce temple cy l’on commença;

Pour prier Dieu c’estoit l’entente

De.... (mot effacé) qui fut l’inventeur;

Prions pour luy le Rédempteur.

  Cette partie de l’église possède de beaux vitraux du temps qui méritent l’examen des amateurs. Immédiatement derrière le sanctuaire il existait, il y a peu d’années, une inscription relatant l’inhumation de l’évêque Hérifrid en ce lieu

« Ossa quae verissimiliter aestimantur esse vener. Herifridi, episc. Aut., qui obiit an. 908, et reperta sunt anno 1760. »

L’église a 58 mètres dans oeuvre et 45 m. 50 sous clef de voûte, à la nef. Le sanctuaire est beaucoup plus élevé. La grande nef a 9 m. de large au milieu des piliers ; les bas-côtés ont 3 m 65 entre les colonnes ; la largeur d’une travée de la nef est de 3 m 70.

Il y avait, avant 1525, un jubé au-devant du chœur, qui était fermé par des claire-voies (Inventaire des titres du prieuré de 1601. (Archiv. de 1’Yonne). Les chanoines le firent démolir en 1733. Pendant la Révolution, l’église Saint-Eusèbe servit de logement aux prisonniers de guerre qui, faisant du feu contre les piliers, la rendirent, toute noire.

C’est dans cette église qu’est conservé, depuis 1833, le fameux suaire de saint Germain, précieux tissu de soie verte et jaune représentant des aigles romaines et de larges rosaces. La tradition raconte qu’il a été donné par l’inpératrice Placidie pour envelopper le corps de saint Germain, mort à Ravenne en 448. Mais le caractère de ce tissu n’est pas tel qu’il puisse remonter jusque-là. On le croit, avec bien plus de raison, du IXe siècle. C’est à Charles-le-Chauve qui fit deux fois la translation du corps de saint Germain et le couvrit de précieuses étoffes, qu’on doit attribuer le don de ce suaire (Nous en avons publié un dessin colorié dans le t. 1, p. 72, des Mémoires de l’abbé Lebeuf sur Auxerre, réédités en 1848).

L’abbé Lebeuf avait, au sujet de l’âge du suaire de saint Germain, une opinion bien opposée à cette antiquité il prétendait le faire descendre au XVe siècle et à l’année 1479, époque à laquelle la ville d’Auxerre fit l’achat d’une pièce d’étoffe de soie pour décorer la châsse de saint Germain qu’on devait porter dans une procession. Sa correspondance avec Fenel, en 1725, nous donne de curieux détails sur ce sujet (Voyez Correspondance de Lebeuf, t. II, p. 554.). Le savant chanoine Fenel y répond par une dissertation approfondie sur l’origine de la fabrication de la soie, où il conclut que le suaire de saint Germain ne doit pas être antérieur au XIVe siècle, et qu’il avait été fabriqué pour un illustre seigneur qui portait des armoiries sur champ violet aux aigles d’or, semé de roses sans nombre.

On comprend l’hésitation des antiquaires sur une telle question, eu égard au petit nombre de monuments de ce genre qu’on peut y comparer pour en déduire des règles générales et une classification chronologique. Nous avons également vu hésiter sur ce sujet des achéologues éminents.

Un membre du clergé de Paris à qui cette relique était advenue pendant la Révolution, la donna au curé de Saint-Eusèbe, et elle est aujourd’hui l’objet le plus précieux du trésor de cette église.

Le portail de l’église Saint-Eusèbe est en style ogival du XIIIe siècle, à une seule porte composée simplement d’ornemements de feuillages et restaurée récemment. Au XVIIe siècle il existait encore un orme sur la place qui s’étendait au devant (Compte de la Fabrique, an 1654 -- G. Arch. de l’Yonne). Un siècle auparavant, en 1509, Me Robert Foucher, notaire royal, raconte, dans un accord passé devant lui entre les religieux et les fabriciens de l’église Saint-Eusèbe, l’état dans lequel était cette place (Archives de la Fabrique).

Devant le portail de l’église, dit-il, « y a une grande cour où sont les granges et étables du prieuré non séparées de l’église ; et mesmement devant ledit grand portail se mettent les fiens et immondices,…..qui n’est pas chose honneste ne convenable à l’entrée d’une église. » En conséquence et pour y remédier, il fut décidé que la cour serait séparée de la place par un mur de 9 pieds de haut élevé à 47 pieds de la muraille et qui se prolongeait jusqu’au cloître en s’élargissant à trois toises et demie.

Il n’y avait pas alors de maison devant, mais seulement les granges du prieuré, et l’on fit du côté de la rue « un beau portail pour clore la cour. » Ces bâtiments furent ruinés par les Huguenots en 1567, et la place «vague » aliénée en 1571 . Ce n’est qu’en 1755 que les habitants de la paroisse eurent le mauvais goût de céder au fameux receveur des tailles du comté d’Auxerre, M. Deschamps de Charmelieu, le terrain vague sur lequel s’éleva bientôt le vaste hôtel n° 1, habité en 1860 par M. de Beauvais. Ils l’autorisèrent donc à bâtir à la hauteur qui lui conviendrait, un édifice longeant le parvis de l’église qu’il écrase, et il en fut quitte pour 100 écus donnés à la fabrique (Archives de 1’Yonne, Fabrique Saint-Eusèbe).

Autour de l’église Saint-Eusèbe s’étendait le cimetière paroissial. Il fut vendu par portions pendant la Révolution ; et plusieurs des acquéreurs, oubliant les conditions de cette cession, envahirent ensuite les abords de l’église à son grand détriment. Des mesures ont été prises pour rétablir les choses dans leur état normal.

Sur la place même se tenait le marché au blé, suivant les actes anciens et jusqu’à la fin du XVIIe siècle (Archives du Prieuré de Saint-Eusèbe).

On voyait, comme je l’ai dit plus haut, il y a quelques années, dans la cour du presbytère, les ruines d’un cloître roman qui se prolongeait du côté du sud. En 1790, le clos du prieuré Saint-Eusèbe contenait encore près d’un arpent et était piaillé d’arbres fruitiers et d’une allée de tilleuls; il avait un passage dans la rue Ribière. Des aliénations l’ont réduit de beaucoup depuis ce temps.

C’est dans une grange située auprès de l’église Saint-Eusèbe que les Réformés se réunirent d’abord dans la ville. Le prêche ayant été découvert le 9 octobre 1561, il y eut du tumulte, ce qui les obligea à se transporter à Chevannes.

L’église Saint-Eusèbe fut fermée le 10 novembre 1793 et servit à des usages profanes jusqu’au 10 thermidor an IV. A cette dernière date, le culte catholique y fut rétabli ; mais bientôt, le 19 fructidor an V, elle fut livrée aux Théophilantropes (amis de Dieu et des hommes), qui y pratiquèrent seuls leur prétendu culte pendant deux ans. L’ordre ayant été rétabli en France avec le premier consul, les catholiques purent rentrer dans l’église Saint-Eusèbe ; mais ils eurent encore le déplaisir d’y voir les momeries des sectaires, qui ne quittèrent la place qu’après des débats très vifs et par suite de la mesure générale qui les expulsa des édifices nationaux (vendémiaire an X). Le nombre des Théophilantropes a toujours été bien petit, à Auxerre, et ne s’élevait pas à cent personnes (Archives de la Préfecture, police des cultes). Le sieur Robert était leur ministre, et son costume de célébrant consistait en une robe de bure blanche ou bleue avec une ceinture rouge. Il débitait à ses auditeurs quelques pâles oraisons du grand-pontife La Réveilière-Lépaux, et après quelques phrases creuses sur l’Être-Suprême, la bannière sur laquelle étaient ces mots Adorateurs de l’Eternel, étant déployée, l’encens fumant sur un réchaud, tout était terminé.

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